AUTOPORTRAIT EN CHAMANE

 

Je me sens reliée à ce que l’on pourrait appeler une énergie vitale originelle. Je parle ici de cette force qui meut toutes choses dans l’univers : celle qui fait se transformer la chenille en papillon, qui fait percer le bitume par la fleur qui s’élève vers le soleil. Pour moi, cette force vers la vie (la “volonté de puissance” de Nietzsche) est la constante de l’univers. La vie prend une infinité de formes, qui naissent, s’épanouissent, faiblissent et meurent toutes. Mais la vie elle-même demeure. Ma sensibilité me permet de ressentir des signaux de cette force vitale, de les ressentir très fortement. Tel un sismographe, mon corps enregistre les vibrations.

La solitude, la contemplation et l’interaction avec le monde naturel sont mes voies d’accès à cette force vitale. Par monde naturel, j’entends toutes choses sauvages : les forêts, les animaux, le temps (la météorologie), la géologie… Toutes sont les expressions d’une énergie brute extrêmement puissante qui ne connaît d’autre règle qu’elle-même.

Mon corps est une sorte de passoire au travers de laquelle tout ce qu’il y a d’impermanent, tout ce qui appartient à un temps ou à un lieu, s’écoule comme du sable, et qui ne retient que les pépites de vie brute, quelles que soient les formes dans lesquelles elles me parviennent. Mais si ces expériences sont sublimes, elles doivent cependant sortir de mon corps après y être entrées, au risque, le cas contraire, de me consumer. C’est la nature de mon art : l’expression de ces expériences, qu’elles soient ponctuelles et aiguës (l’essentiel de mon travail narratif), ou permanentes et écrasantes (mon travail non narratif). C’est pourquoi la pratique artistique est une nécessité physique pour moi, un impératif pour mon équilibre. La vie entre (brute) et ressort (portant ma marque), obéissant à elle-même.

L'alambic (2013)

Puisque je ne peux pas éteindre mes sens et que la seule nourriture que mon corps accepte sont les expériences qui puisent dans la force vitale brute, il est d’une importance capitale que je sculpte mon existence de façon à maximiser les occurences de telles expériences ; c’est-à-dire que je dois mener une vie dans laquelle les contingences particulières du lieu ou de l’époque ont aussi peu d’influence que possible.

Je vis sur une petite île, dans la forêt. M’endormir au chant des grenouilles, m’unir avec la forêt et l’île, m’apportent le lien et l’équilibre avec la force vitale dont j’ai besoin. Là, le tumulte du monde n’est pas, et la vie existe de manière libre, hors du temps.

Je comprends maintenant que ma sensibilité me fait exister à un niveau cosmique. Pendant de nombreuses années j’ai cru être habitée par deux personnes : l’une intellectuelle, avec un appétit d’ogre pour la connaissance et la sagesse, et un vrai goût pour l’écriture – la traductrice ; et l’autre, manuelle, incapable de vivre sans une interaction physique avec le monde, n’aimant rien de mieux que de forger l’argent, pétrir le pain ou récolter les pommes de terre. Ce dualisme était la source d’un grand inconfort existentiel. Il m’a fallu l’aide de – pour n’en nommer que quelques uns – Lucrèce, Henry David Thoreau, Frédéric Nietzsche et Michel Onfray pour m’aider à comprendre que j’étais une unité solide et cohérente, et que tous ces appétits qui m’avaient longtemps parus contradictoires étaient en fait l’expression d’un lien unique, riche et profond avec le cosmos.

At Dawn (2015)