L’hiver aux trousses – Cédric Gras

Paru chez Stock en 2015

Pour peu qu’on ait la fibre voyageuse ou romantique, l’Extrême-Orient russe fait rêver. Qu’on l’ait ou non déjà fantasmé, qu’on en devine quelque chose ou qu’on n’en sache rien, on est nécessairement séduit par ce bout du monde, tant la puissance des seuls mots « extrême », « orient » et « russe », pris individuellement ou juxtaposés, suffit à éveiller le désir. Et puis il y a les sonorités envoûtantes des destinations, de l’emblématique Vladivostok à la mythique île de Sakhaline en passant par Khabarovsk ou le fleuve Amour. Il faut croire que la vocation de cette terre, s’il en est une, est de faire pleurer le cœur des artistes et des aventuriers.

C’est vraisemblablement le cas de Cédric Gras, jeune écrivain géographe qui a délaissé ses projets de thèse pour arpenter cette contrée à l’automne, la sillonnant du nord au sud de début septembre à fin octobre afin de prolonger le plaisir de la saison qui tombe.

Le récit est riche en précisions historiques et géographiques sur les lieux traversés ; c’est une visite guidée érudite de ces terres souvent désolées et au bord de l’abandon, mais si gravement belles. On y apprend beaucoup, et c’est l’un des grands plaisirs de ce livre : on en ressort avec une meilleure connaissance de la région et l’impression d’avoir été véritablement du voyage. La splendeur des paysages est peinte avec minutie et poésie : les vastes taïgas roussies et les cieux argentés sont au rendez-vous, conformément à nos fantasmes. Si les ambiances sont rendues avec sensibilité et finesse, on pourra toutefois reprocher à l’auteur d’avoir parfois poussé la coquetterie stylistique un peu loin et de livrer un récit qui, à force de manières littéraires, manque parfois de naturel.

La lecture reste toutefois plaisante, et offre une évasion agréable pour les mois sombres. J’avais entamé le livre au printemps dernier mais avais dû le délaisser avec l’arrivée des beaux jours : la nature éclatante autour de moi tranchait trop avec le ciel plombé de Sakhaline et le premier givre des steppes. Avec le retour de l’automne, j’ai pu reprendre et achever la lecture avec plaisir. Il y a des limites aux effets de contraste entre le réel et la littérature : pour des récits impressionnistes comme ceux-là, le ton sur ton est avisé. On glisse alors sans effort de la grisaille environnante à l’incandescence froide des immensités.

Ma seule véritable déception a été de découvrir, à la page des remerciements en fin d’ouvrage, que l’auteur avait en fait été accompagné par un ami pour les quarante premiers jours de son aventure qui en compta cinquante, si l’on s’en tient aux dates qui ponctuent le récit. On croyait avoir été témoin des émois d’un aventurier solitaire (aucune trace de « nous » à aucun moment du récit, uniquement du « je »), et l’on se rend compte que le voyage n’a probablement pas été, en réalité, ce que le récit nous rend.

Si l’on superpose cette vérité de fond aux fioritures de forme, le regard sur l’œuvre change sensiblement, et l’on se prend à l’envisager comme un artifice, une illusion, un mirage. Autant de qualificatifs qui conviennent à une œuvre de fiction, mais qui devraient rester étrangers au récit. Non que l’auteur de récit ne puisse se servir des outils de la fiction, car l’artiste a tous les droits, mais cela ne devrait pas se voir. Ici, les coutures sont apparentes ; c’est dommage.

Et pourtant, l’auteur parvient indéniablement à nous transporter dans ces contrées lointaines, à nous faire ressentir la fragilité de la présence russe sur les rivages extrême-orientaux, vivre l’aventure des premiers colons et découvrir les métissages ethniques de la région, descendre les méandres interminables de la rivière Maïa ou déambuler dans les rues venteuses de Nikolaïevsk, comme si nous y étions. Tant et si bien que lorsqu’on referme « L’hiver aux trousses », on ne regrette pas d’avoir passé un bout d’automne en compagnie de Cédric Gras, loin là-bas, et ce même s’il avait un comparse, et même s’il n’est pas toujours parvenu à contenir son lyrisme. On le comprend.